Au carrefour d’une rue commerçante de Mooca, quartier de classe moyenne et aisée de l’est de São Paulo, deux amis se sont installés au comptoir d’une « lanchonete », un lieu de restauration rapide typique au Brésil. Guilherme Fullmann et Cayo Regonato, habitants des environs, discutent et prennent une collation en cet après-midi d’octobre, au lendemain de l’élection présidentielle.

« Vous avez trouvé les deux hommes les plus énervés par la situation », lâche d’emblée Guilherme Fullmann, évoquant même l’idée d’un départ prochain vers la Floride (Etats-Unis) ou l’Australie. Leur président, Jair Bolsonaro, a été vaincu de peu par son rival, recueillant 49,1% des suffrages contre 50,9% pourLula.

 

Guilherme Fullmann et Cayo Regonato, le 31 octobre 2022, dans un restaurant du quartier de Mooca à São Paulo (Brésil). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

 

« Autant de gens qui ont voté Lula… Nous sommes inconsolables », confie Guilherme Fullmann, la carrure imposante. « Je suis déçu. Les gens du sud ne l’acceptent pas. » Assis à ses côtés, son ami Cayo Regonato partage tout ce qu’il dit. « C’est l’indignation », confie ce bolsonariste pris de « désespoir » à l’annonce des résultats dimanche soir.

A eux seuls, les deux hommes résument le ressenti de nombreux électeurs de ce quartier en essor, entre écœurement face aux accusations de corruption ayant visé Lula, doutes sur la fiabilité de l’élection et profonde déception. A Mooca, l’espoir d’une nouvelle victoire du président d’extrême droite était majoritaire : Jair Bolsonaro y a recueilli 58,5% des suffrages, soit l’un de ses meilleurs scores dans la plus grande ville du pays, selon le journal Folha de São Paulo (en portugais).

« Bolsonaro est le moins pire »

Dans cette rue passante de Mooca, quartier où de grands immeubles résidentiels surplombent de simples maisons colorées, le bolsonarisme est présent dans (presque) tous les commerces. « Je n’arrive pas à me faire à ce résultat », souffle Luciano Bazan Pinheiro, garagiste de 48 ans, les mains plongées dans le cambouis. Jair Bolsonaro « est moins pire que les autres » politiques, selon ce Brésilien qui voulait à tout prix empêcher le retour au pouvoir de la gauche. « Je n’avais plus de travail quand il était au pouvoir » dans les années 2000, assure-t-il. « Avec Bolsonaro, le niveau de travail était revenu comme au temps de Cardoso », le prédécesseur de l’ex-président de gauche réélu.

 

Luciano Bazan Pinheiro, garagiste, le 31 octobre 2022, à Mooca, à São Paulo (Brésil). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

 

Près de ces commerces, Eduarda est venue chercher ses deux enfants devant l’école élémentaire du quartier. Cette Brésilienne de 27 ans, représentante commerciale, se décrit comme « frustrée et très triste » après l’issue du scrutin. « Nous sommes entrepreneurs, de droite. Le gouvernement de gauche qui nous attend est un danger », juge l’habitante aux grandes lunettes rondes. Avec Jair Bolsonaro, « nous avons eu des facilités au niveau des impôts, beaucoup plus que sous le Parti des travailleurs (PT) », le mouvement de Lula, affirme-t-elle. « Avec lui, on paye des impôts même pour respirer. »

« C’est une mafia derrière Lula »

A Mooca, le vote Bolsonaro est à la fois un vote de conviction profonde et de rejet – celui, massif, de Lula, après son passage en prison pour corruption passive et blanchiment d’argent. Des accusations qu’il a toujours niées. Sa condamnation a été annulée et l’opération Lava Jato, qui avait révélé un immense scandale de pots-de-vin impliquant de nombreux politiciens brésiliens, présentait de graves dysfonctionnements et faits de collusions. Peu importe, ces électeurs ne retiennent qu’une seule chose : les 580 jours d’incarcération du leader de gauche, entre avril 2018 et novembre 2019.

 

Ivani et son époux Mauricio Miranda, le 31 octobre 2022, dans un centre commercial de Mooca, à São Paulo (Brésil).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

 

« Je suis un peu énervé, car Lula et le PT ont un énorme passif de corruption », confie Mauricio Miranda, déjeunant dans un vaste centre commercial du quartier de Mooca. Son vote pour Bolsonaro est d’abord lié à « l’historique de Lula, à son passif de corruption », insiste ce retraité de 69 ans. « On retrouve un président corrompu », renchérit sa femme Ivani, professeure à la retraite.

Quelques tables plus loin, deux époux retraités, Miriam Alves Gabi et José Gabi, ont également voté contre la corruption plutôt que pour l’ancien militaire. « Bolsonaro n’est pas l’idéal, mais en ce moment, voir Lula revenir avec tout son gang… Je suis extrêmement déçue », relate Miriam, 72 ans et une ancienne architecte. Leur situation n’a pas évolué sous la présidence Bolsonaro, mais avec Lula, « je m’inquiète pour mes fils et mes petits-fils si la corruption continue ». « C’est une mafia derrière Lula, c’est terrible », accuse son mari José.

« L’élection a été volée »

Miriam et José ont leurs doutes sur la fiabilité du résultat de dimanche, tant leur candidat a « insisté » pendant la campagne, sans fondement, sur de possibles fraudes lors du vote électronique. José Barbosa, lui, n’est plus à convaincre. Pour cet employé d’une épicerie de Mooca, « bien sûr que oui, l’élection a été volée ». Sa preuve ? « Vous n’avez rencontré que des bolsonaristes » dans le quartier.

 

José Barbosa, le 31 octobre 2022, dans le quartier de Mooca, à São Paulo (Brésil).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

 

Quand on lui demande ses craintes pour le prochain mandat de Lula, le Brésilien réplique, sûr de lui, que le dirigeant réélu « n’assumera pas la présidence au 1er janvier ». Car selon lui « personne n’accepte le résultat ». Le quinquagénaire, une cigarette à la main, se dit « prêt à tout » pour « défendre [son] vote » et promet d’aller manifester. Il va jusqu’à évoquer le risque d’une « guerre civile » d’ici à janvier.

Un peu plus loin dans cette rue, Luiz Eduardo craint justement de voir émerger le chaos au Brésil, « avec ce mécontentement de la population ». Lui aussi, jugeant coupable Lula de corruption, a voté pour Jair Bolsonaro, et lui aussi à ses doutes sur la fiabilité du vote électronique. Mais « je ne peux rien dire sur les fraudes car je ne peux pas le prouver », tempère ce gérant d’un café, « obligé d’accepter le résultat ». La majorité des électeurs de Bolsonaro et le président lui-même, silencieux depuis dimanche soir, feront-ils de même ?